CRISE ALIMENTAIRE : GOANA ou la pluie des milliards
Publié le 25 avril 2008
Le Président de la république explique le demi-succès du programme spécial maïs par le retard dans les prises de décision. Pourtant, le projet GOANA est lancé à peu près à la même période. Le programme maïs avait coûté entre 10 et 15 milliards de francs CFA, d’après les prix annoncés à l’époque pour un objectif de production de départ de 1 million de tonnes. Si on applique le montant de 10 milliards aux objectifs actuels de production, on peut très grossièrement estimer le prix du projet GOANA à au moins 80 \100 milliards de francs CFA (on ne prend pas en compte les coûts de production du lait et de la viande, par contre les coûts de production du riz dans des systèmes motorisés sont beaucoup plus élevés que ceux des céréales en pluvial et les prix du carburant et des engrais ont augmenté depuis 2003). C’est un investissement énorme, mais qui, il faut l’admettre, est à la hauteur des enjeux s’il n’est pas fait sur une année mais étalé sur plusieurs.
L’échéance fixée par le chef de l’Etat, hivernage et saison sèche prochains, a de quoi rendre « ahuri ». Il ne sera pas possible de mettre en place à temps tous les intrants agricoles. Vouloir le faire aura des conséquences très négatives pour les finances publiques et pour les citoyens qui paient l’impôt. Et, dans une telle situation, il est sûr que la passation des marchés se fera de gré à gré comme cela a été le cas avec les programmes spéciaux. Des entreprises sans référence, sans service après vente, sans réseau de distribution et sans surface financière seront, sans doute, les attributaires de ces marchés avec tous les soupçons de corruption, de surfacturation, de retards et d’erreurs de livraison. Pendant ce temps, les entreprises établies depuis longtemps, ayant investi dans la création de réseaux de distribution, de service après vente, de formation des producteurs seront encore laissées en rade. L’administration va profiter de cette précipitation pour parcourir les campagnes de long en large à coûts de frais de mission et de carburant. Nous avons visité la plupart des régions du début à la fin de l’hivernage en 2003. Nous en discutions encore il y a quinze jours avec les leaders d’une organisation paysanne. Cela fait plus de trente ans que nous travaillons dans le secteur agricole. Nous n’avons jamais vu une telle gabegie et personne ne peut nous persuader que ce ne sera pas encore le cas. La corruption, les détournements de deniers publics, les gaspillages seront au rendez-vous de GOANA.
Une autre conséquence de GOANA sera la désorganisation de l’administration et des institutions qui s’occupent de l’agriculture et du monde rural. Le Président de la république ayant « instruit », tout le monde ne s’occupera que de GOANA, oubliées l’arachide, le coton, la tomate, l’oignon, les autres cultures et les autres activités indispensables pour le monde rural.
Ce n’est pas seulement la SUNEOR qui est déjà dans de graves difficultés, la SODEFITEX qui malgré ses efforts, subit les conséquences du faible prix du coton, l’ANCAR qui peine à décoller, l’ISRA que ses chercheurs abandonnent, la SOCAS qui a des difficultés à maintenir un élan prometteur pour le pays, ce sont aussi la CNCAS et les organismes de micro crédit qui vont souffrir. Les productions vont chuter, les dettes ne seront pas payées. Pourquoi payer quand l’Etat fait cadeau ? Les efforts longs et difficiles pour habituer les producteurs à ne prendre du crédit que quand ils peuvent payer et à respecter les échéances de remboursement vont être perdus.
Des libéraux partisans de l’économie administrée
On doit d’ailleurs se demander pourquoi l’arachide, la tomate, le coton, etc ne font pas partie du projet GOANA. Nous importons plus d’huile végétale pour nos besoins alimentaires que nous exportons d’huile d’arachide et les prix flambent aussi sur le marché international. Le tourteau d’arachide et le tourteau de coton sont des aliments de bétail excellents et bon marché si on veut produire du lait et de la viande. La tomate concentrée, l’oignon, la pomme de terre et beaucoup d’autres produits font partie des produits de base que nous consommons et leurs cours mondiaux augmentent. Il n’y a aucune raison de les exclure. Cela pourra paraître paradoxal pour ceux qui ne connaissent pas bien l’économie agricole, mais en termes d’autosuffisance alimentaire et compte tenu de nos potentialités agricoles et de nos contraintes, il serait beaucoup plus efficace de miser sur ces produits que sur le manioc ou le maïs. Une des erreurs fondamentales du projet GOANA est de vouloir décider à la place des paysans de ce qu’ils doivent produire. C’est une erreur constante de l’Alternance. Le producteur agricole est le meilleur arbitre de ses choix. Il faut l’informer, notamment sur les demandes et les prix du marché et le laisser décider de ses choix de production. Ce n’est pas à l’Etat d’en décider. Le producteur a besoin de produire pour sa propre consommation, mais il a aussi besoin d’argent pour ses besoins, y compris de nourriture. Avec le projet GOANA, ceux qui nous dirigent et qui se disent des libéraux sont, en fait, des partisans de l’économie administrée.
Ainsi, au lieu d’aider les producteurs à saisir les opportunités du marché, l’Etat risque de désorganiser notre économie agricole pour plusieurs années. Les filières arachide, coton, tomate risquent d’être les grandes perdantes de GOANA. Espérons que les producteurs ne vont pas suivre les décisions de l’Etat et vont prendre leurs propres décisions en toute connaissance de cause car c’est eux qui gagneront ou qui perdront.
Une autre conséquence du projet GOANA concerne le foncier.
Le Président de la république a instruit les gouverneurs, préfets, sous préfets de donner la terre à « ceux qui peuvent l’exploiter ». Cela est illégal. D’après la loi, seuls les conseils ruraux peuvent affecter les terres du domaine national après approbation du sous-préfet et l’affectation ne peut être faite qu’à des résidents de la communauté rurale, donc pas à des ministres, hauts fonctionnaires ou autres absentéistes. Ils vont faire cultiver des paysans en les prenant comme ouvriers agricoles et, bien sûr, en les exploitant. Cela est inefficace car on ne voit pas comment un ministre serait un meilleur producteur agricole qu’un paysan dont la famille est établie sur place et cultive la terre depuis des générations. Cela est injuste et inéquitable. Beaucoup de paysans ne se laisseront pas faire et les risques de conflits sont réels si les autorités administratives et les élus locaux s’aventurent à prendre des terres pour les donner à de soi-disant entrepreneurs agricoles. Quand le Président de la république dit qu’il ne veut, « en passant sur la route, voir des terres non défrichées, non cultivées », cela est très inquiétant. Au Sénégal, la quasi-totalité des terres cultivables ont été défrichées depuis belle lurette. Ce sont les forêts classées qui sont aujourd’hui envahies par des personnes puissantes, ayant des appuis politiques. Ce sont ces forêts classées qui sont en voie de disparition et que l’Etat devrait protéger au lieu de favoriser leur disparition. Les quelques jachères que l’on peut voir le long des routes n’ont pas été semées par manque de semences ou parce que les semis avec des semences de mauvaise qualité n’ont pas germé. Depuis le début de l’alternance, le régime donne l’impression qu’il y a abondance de terres au Sénégal, que les paysans sont incapables de les mettre en valeur et qu’il faut un « retour à l’agriculture » pour les mettre en valeur. L’idée de faire émerger une génération spontanée d’entrepreneurs agricoles est, aussi, obsédante dans la pensée des plus hautes autorités de l’Etat. L’abondance de terres et la génération spontanée d’entrepreneurs sont de fausses bonnes idées. Mais elles peuvent provoquer des conflits et aggraver les injustices et les inefficacités. GOANA ne mobilisera pas les paysans sénégalais avec des idées aussi menaçantes pour eux et leurs familles. GOANA ne doit pas être une aubaine pour les spéculateurs fonciers, ni pour les gros producteurs.
Les organisations paysannes face à leurs responsabilités
Les organisations de producteurs ont une grande responsabilité sur toutes les questions ci-dessus. L’Etat ne les a pas associées à l’élaboration du projet. Rien ne les empêche de s’en saisir et d’en faire une analyse sérieuse, y compris en se faisant aider par des experts. Ils doivent se prononcer très clairement sur le projet, sa pertinence, sa faisabilité technique, son efficacité économique et son équité sociale. Comme pour les programmes spéciaux et le plan REVA, ils vont rencontrer d’énormes difficultés. Comment expliquer à un petit producteur que le projet n’est pas bon ou doit être redéfini quand celui-ci reçoit gratuitement ou presque des semences, des engrais, des produits chimiques et du matériel agricole ? Il va prendre les cadeaux de l’Etat quitte pour certains à faire ce qu’ils veulent. Les leaders les plus lucides et les plus courageux seront taxés d’opposants. Nous avons vu et vécu tout cela avec les programmes spéciaux et le plan REVA. Cela va encore affaiblir les organisations de producteurs comme les autres institutions du secteur. Certaines organisations vont négocier en se compromettant, sur le dos des vrais intérêts de leurs mandants.
Faire face à la crise alimentaire et à la crise agricole et rurale
Il n’et pas possible, dans cet article, d’entrer dans les détails. Nous nous contentons de proposer quelques grandes orientations. Au Sénégal, la crise alimentaire a été précédée par une crise agricole et rurale qui a commencé à la fin des années 1970. On ne pourra pas surmonter la première sans résoudre la deuxième. Dans ses multiples déclarations et décisions de politique agricole, les plus hautes autorités de l’Etat n’ont pas démontré une compréhension correcte de l’agriculture sénégalaise et du monde rural. Elles n’ont, non plus, élaboré une vision crédible du développement agricole et rural. Leur vision est plutôt celle d’une agriculture entrepreneuriale, d’un développement agricole sans les paysans. Il est symptomatique que, dans sa conférence de presse, le président de la république n’ait pas eu un seul mot de compassion pour les paysans. La plupart sont tenaillés par la faim en ce moment. C’est en milieu rural, qu’il y a le plus de sénégalais en dessous du seuil de la pauvreté. Peu ont accès à l’électricité, à l’eau potable. Beaucoup sont analphabètes et encore trop d’enfants n’ont pas accès à l’école. Beaucoup de femmes accouchent sans la présence d’un personnel médical. Il ne sera pas possible de les mobiliser pour une grande offensive agricole, sans apporter de réponses à leurs problèmes. Le président de la république sous estime l’Etat de découragement, de démotivation et de désorganisation dans lequel se trouvent les administrations et les institutions chargées du développement agricole et rural. Les changements incessants de ministres, des nominations qui n’ont rien à voir avec la compétence et l’expérience, des programmes spéciaux à tour de bras donnent à beaucoup le sentiment que l’opportunisme et le clientélisme sont plus payants que le travail. Peut-on mobiliser un personnel démotivé pour une grande offensive ? Ces questions doivent être prises en compte sinon ce sera l’échec assuré.
Il faut des réponses urgentes à la crise alimentaire et à la crise agricole et rurale et des réponses à moyen et long termes.
Les réponses urgentes doivent viser à faciliter l’accès à une nourriture saine et en quantité suffisante à toutes les personnes qui en ont besoin et donc aux sénégalais en dessous du seuil de pauvreté ou qui en sont proches. L’Etat a déjà pris des mesures : suppressions des droits de porte à l’importation et de la TVA, baisse des impôts sur les salaires. Cela ne suffit pas car les hausses de prix à l’importation vont se poursuivre. Même si cela n’est pas très agréable, l’Etat doit écouter les partenaires au développement. Il faut que les prochaines mesures ciblent les personnes les plus défavorisées, celles qui en ont le plus besoin et ce n’est pas en disant, comme le ministre des finances, que « le budget de l’Etat du Sénégal est pro-pauvres » qu’on va y arriver. Il est facile de démontrer que ce budget est plus favorable aux riches, aux salariés et aux habitants des villes, notamment les subventions pour l’électricité, le gaz, l’eau, le carburant. Dans les banlieues des villes, dans les campagnes, il y a des familles qui souffrent durement. Leur souci est un problème d’accès à la nourriture. Le riz, l’huile, le lait, le pain sont présents dans les magasins et les boutiques mais ils ne peuvent pas acheter ou ils doivent réduire leurs achats et donc leur consommation. Les pharmacies sont ouvertes et approvisionnées, mais ils ne peuvent payer les ordonnances médicales. L’urgence est donc de les aider à accéder à ces produits de première nécessité. Si nous ne pouvons plus agir sur les prix, il faut trouver des moyens d’augmenter leur pouvoir d’achat. Ce n’est pas simple pour des gens qui n’ont pas de bulletin de salaire, qui sont dans l’informel et qui ne sont pas inscrits au registre des impôts. On ne peut augmenter leurs salaires, on ne peut leur verser des crédits d’impôts ou des allocations familiales. Beaucoup n’ont pas de compteur d’eau ou d’électricité. Il nous faut inventer des moyens pour les toucher et les aider. C’est un grand défi pour notre administration bureaucratique et qui ne connaît que le secteur formel. Des solutions existent cependant à nous de les trouver et de les mettre en œuvre de toute urgence, sinon la famine sera, pour la première fois de l’histoire du Sénégal indépendant, présente.
La deuxième urgence concerne la production agricole pour l’hivernage qui s’annonce. C’est demain, dans un mois à Kolda, à Kédougou et Oussouye. Il faut distribuer, pas gratuitement, mais à des prix fortement subventionnés et à crédit, le maximum d’intrants agricoles pour permettre aux producteurs d’emblaver le maximum de terres, mais dans des conditions raisonnables de succès. Distribuer de l’engrais et des semences fin juillet n’a pas de sens. Ce qui ne peut pas être en place dans les villages mi-juillet ne devrait pas être distribué mais stocké pour la prochaine campagne. Surtout, l’Etat doit laisser les producteurs faire leurs choix de production. Il faut simplement les informer régulièrement sur les prix des produits sur le marché national et le marché international pour qu’ils fassent de bons choix. Pour les produits dont les prix sont négociés à l’avance comme le coton, l’arachide, il faut dès maintenant annoncer des prix minimum d’achat. Enfin, il faut réduire au strict minimum, l’implication de l’administration dans la campagne agricole, notamment dans la mise en place et la distribution des intrants agricoles. Que l’Etat laisse le secteur privé faire son travail et que les organisations paysannes soient présentes pour que leurs adhérents ne soient pas lésés.
Sur le moyen et le long terme, que le Président de la république fasse appel et fasse confiance à l’expertise sénégalaise. Elle existe, elle est citoyenne, elle est solidaire. Cette expertise peut dans des délais courts, quelques mois, élaborer et proposer aux plus hautes autorités du pays, mais aussi à l’ensemble des citoyens un projet ambitieux qui sera publiquement débattus avant d’être soumis à ceux que le peuple a élu et qui ont la légitimité de décider en dernier ressort.
Source : Sud Quotidien du 25 avril 2008.